J'ai connu ces gens, vous savez… ces deux personnes. Ils s'aimaient. La
fille était très jeune, 17 ou 18 ans je pense. Le gars était pas mal
plus âgé, plutôt fruste et sauvage. Et elle était très belle.
Ensemble, ils transformaient tout en une aventure. Et elle aimait ça.
Juste une descente à l'épicerie était une aventure. Ils riaient de
choses idiotes. Il aimait la faire rire. Ils se moquaient du reste,
tout ce qu'ils voulaient, c'était être ensemble. Ils étaient tout le
temps ensemble. Ils étaient vraiment heureux.
Il l'aimait plus qu'il n'aurait cru possible. Il ne supportait pas d'être
loin d'elle, durant le jour, au travail. Alors il partait, juste pour
être à la maison avec elle. Il trouvait un autre travail quand l'argent
manquait, puis partait à nouveau.
Mais assez rapidement elle commença à s'inquiéter. Pour l'argent sans
doute, de ne pas en avoir assez, de ne pas savoir quand le prochain
chèque viendrait. Alors, il s'est mis à être déchiré en dedans. Il
devait travailler pour la faire vivre, mais il ne supportait pas d'être
loin d'elle. Plus il était loin, plus il devenait fou.
Mais là, il devint vraiment fou. Il se mit à imaginer des tas de
choses. À se dire qu'elle voyait d'autres hommes derrière son dos. Il
rentrait du travail et l'accusait d'avoir passé la journée avec
quelqu'un d'autre. Il hurlait et cassait tout dans la caravane. Oui, ils
vivaient dans une caravane.
[…]
Il se mit à boire dangereusement. Il rentrait tard, pour la mettre à
l'épreuve. Pour voir si elle deviendrait jalouse. Il voulait la rendre
jalouse, mais elle ne l'était pas. Elle était juste inquiète pour lui, ce
qui le rendait furieux. Il pensait que si elle n'était jamais jalouse,
elle ne tenait pas vraiment à lui. La jalousie aurait été un signe
qu'elle l'aimait.
Une nuit, elle lui dit qu'elle était enceinte. Du troisième ou
quatrième mois. Et il ne savait même pas. Soudainement, tout changea.
Il s'arrêta de boire, trouva un travail fixe. Il était convaincu
qu'elle l'aimait car elle portait son enfant. Il allait se consacrer à
leur donner un foyer.
Mais une chose étrange arriva. Il ne remarqua rien d'abord. C'est elle
qui commença à changer. Dès la naissance du bébé, tout autour d'elle
commença à l'irriter. Elle s'énervait contre tout. Même le bébé lui
paraissait une injustice.
Il s'efforça de tout faire marcher pour elle. Il lui achetait des
choses, l'emmenait à dîner, toutes les semaines. Mais rien ne semblait
la satisfaire. Pendant deux ans, il se débattit pour retrouver ce
qu'ils étaient à leur rencontre. Il comprit finalement que ça ne
marcherait jamais.
Alors il se remit à boire. Mais cette fois, ça s'envenima. Quand il
rentrait tard le soir, elle n'était pas inquiète, ni jalouse.
Elle était juste enragée. Elle l'accusait de l'avoir séquestrée en
lui faisant un enfant. Elle lui disait qu'elle rêvait de s'enfuir.
Tout ce dont elle rêvait, c'était de s'enfuir. Elle se voyait courir
nue, la nuit, sur une route. Courir à travers les champs. Courir à
travers des lits de rivière. Toujours courir.
Et toujours quand elle arrivait à s'évader, il était là. Il l'arrêtait.
Il apparaissait et l'arrêtait. Quand elle lui racontait ses rêves, il
la croyait. Il savait que s'il ne l'arrêtait pas, elle le quitterait
pour toujours. Alors, il lui attacha une clochette à la cheville pour
l'entendre la nuit, si elle essayait de se lever.
Mais elle apprit à étouffer le son de la clochette avec une chaussette
et à s'éloigner tout doucement, dans la nuit. Il l'arrêta une nuit
quand la chaussette tomba et qu'il l'entendit courir vers la route. Il
la rattrapa, la ramena et l'attacha au four, avec sa ceinture. Il la
laissa là et retourna se coucher. Il l'écouta crier, allongé. Puis il
écouta son garçon crier. Et il s'étonna de ne plus rien ressentir. Tout
ce qu'il voulait, c'était dormir. Et pour la première fois, il souhaita
être très loin, perdu dans un vaste et profond pays, où personne ne
le connaitrait. Un endroit sans langage, sans rue. Il rêva de cet
endroit sans en savoir le nom.
Quand il se réveilla, il était en feu. Des flammes bleues brûlaient
les draps de son lit. Il courut à travers les flammes, vers les deux
seuls êtres qu'il aimait. Mais ils étaient partis.
Ses bras étaient en feu, il se jeta dehors et se roula sur la terre
humide. Puis il courut. Il ne se retourna jamais vers le feu. Il ne
fit que courir. Il courut jusqu'au lever du soleil, jusqu'à ce qu'il
ne puisse plus courir. Et quand le soleil se coucha, il se remit à
courir.
Pendant cinq jours, il courut ainsi, jusqu'à ce que toute trace de
l'homme ait disparu.