Fuites

6

J'ai demandé si peu à la vie – et ce peu lui-même, la vie me l'a refusé. Un rayon d'un reste de soleil, la campagne, un peu de calme avec un peu de pain, une conscience d'exister qui ne me soit pas trop douloureuse, et puis ne rien demander aux autres, ne rien me voir demander non plus. Cela même m'a été refusé, de même qu'on peut refuser une aumône non par manque de cœur mais pour avoir à déboutonner son manteau.

— Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité

30

L'aliénation du spectateur au profit de l'objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s'exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. L'extériorité du spectacle par rapport à l'homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représente. C'est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout.

— Guy Debord, La société du spectacle

*

J'ai connu ces gens, vous savez… ces deux personnes. Ils s'aimaient. La fille était très jeune, 17 ou 18 ans je pense. Le gars était pas mal plus âgé, plutôt fruste et sauvage. Et elle était très belle.

Ensemble, ils transformaient tout en une aventure. Et elle aimait ça. Juste une descente à l'épicerie était une aventure. Ils riaient de choses idiotes. Il aimait la faire rire. Ils se moquaient du reste, tout ce qu'ils voulaient, c'était être ensemble. Ils étaient tout le temps ensemble. Ils étaient vraiment heureux.

Il l'aimait plus qu'il n'aurait cru possible. Il ne supportait pas d'être loin d'elle, durant le jour, au travail. Alors il partait, juste pour être à la maison avec elle. Il trouvait un autre travail quand l'argent manquait, puis partait à nouveau.

Mais assez rapidement elle commença à s'inquiéter. Pour l'argent sans doute, de ne ne pas en avoir assez, de ne pas savoir quand le prochain chèque viendrait. Alors, il s'est mis à être déchiré en dedans. Il devait travailler pour la faire vivre, mais il ne supportait pas d'être loin d'elle. Plus il était loin, plus il devenait fou.

Mais là, il devint vraiment fou. Il se mit à imaginer des tas de choses. À se dire qu'elle voyait d'autres hommes derrière son dos. Il rentrait du travail et l'accusait d'avoir passé la journée avec quelqu'un d'autre. Il hurlait et cassait tout dans la caravane. Oui, ils vivaient dans une caravane.

[…]

Il se mit à boire dangereusement. Il rentrait tard, pour la mettre à l'épreuve. Pour voir si elle deviendrait jalouse. Il voulait la rendre jalouse, mais elle ne l'était. Elle était juste inquiète pour lui, ce qui le rendait furieux. Il pensait que si elle n'était jamais jalouse, elle ne tenait pas vraiment à lui. La jalousie aurait été un signe qu'elle l'aimait.

Une nuit, elle lui dit qu'elle était enceinte. Du troisième ou quatrième mois. Et il ne savait même pas. Soudainement, tout changea. Il s'arrêta de boire, trouva un travail fixe. Il était convaincu qu'elle l'aimait car elle portait son enfant. Il allait se consacrer à leur donner un foyer.

Mais une chose étrange arriva. Il ne remarqua rien d'abord. C'est elle qui commença à changer. Dès la naissance du bébé, tout autour d'elle commença à l'irriter. Elle s'énervait contre tout. Même le bébé lui paraissait une injustice.

Il s'efforça de tout faire marcher pour elle. Il lui achetait des choses, l'emmenait à dîner, toutes les semaines. Mais rien ne semblait la satisfaire. Pendant deux ans, il se débattit pour retrouver ce qu'ils étaient à leur rencontre. Il comprit finalement que ça ne marcherait jamais.

Alors il se remit à boire. Mais cette fois, ça s'envenima. Quand il rentrait tard le soir, elle n'était pas inquiète, ni jalouse. Elle était juste enragée. Elle l'accusait de l'avoir séquestrée en lui faisant un enfant. Elle lui disait qu'elle rêvait de s'enfuir. Tout ce dont elle rêvait, c'était de s'enfuir. Elle se voyait courir nue, la nuit, sur une route. Courir à travers les champs. Courir à travers des lits de rivière. Toujours courir.

Et toujours quand elle arrivait à s'évader, il était là. Il l'arrêtait. Il apparaissait et l'arrêtait. Quand elle lui racontait ses rêves, il la croyait. Il savait que s'il ne l'arrêtait pas, elle le quitterait pour toujours. Alors, il lui attacha une clochette à la cheville pour l'entendre la nuit, si elle essayait de se lever.

Mais elle apprit à étouffer le son de la clochette avec une chaussette et à s'éloigner tout doucement, dans la nuit. Il l'arrêta une nuit quand la chaussette tomba et qu'il l'entendit courir vers la route. Il la rattrapa, la ramena et l'attacha au four, avec sa ceinture. Il la laissa là et retourna se coucher. Il l'écouta crier, allongé. Puis il écouta son garçon crier. Et il s'étonna de ne plus rien ressentir. Tout ce qu'il voulait, c'était dormir. Et pour la première fois, il souhaita être très loin, perdu dans un vaste et profond pays, où personne ne le connaitrait. Un endroit sans langage, sans rue. Il rêva de cet endroit sans en savoir le nom.

Quand il se réveilla, il était en feu. Des flammes bleues brûlaient les draps de son lit. Il courut à travers les flammes, vers les deux seuls êtres qu'il aimait. Mais ils étaient partis.

Ses bras étaient en feu, il se jeta dehors et se roula sur la terre humide. Puis il courut. Il ne se retourna jamais vers le feu. Il ne fit que courir. Il courut jusqu'au lever du soleil, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus courir. Et quand le soleil se coucha, il se remit à courir.

Pendant cinq jours, il courut ainsi, jusqu'à ce que toute trace de l'homme ait disparu.